Jus du ciel

Article : Jus du ciel
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2 août 2021

Jus du ciel

     
Fonctionnaire d’État, je me débrouille avec un salaire passable. Pour m’aider à arrondir nos fins de mois, ma femme, diplômée au chômage, a eu l’intelligence de se convertir en commerçante. La location des magasins coûtant une fortune, mon épouse a eu l’ingéniosité de se servir de notre logis comme lieu de vente. En effet, après qu’elle m’a suggéré de lui acheté un congélateur, ce que j’ai fait sans sourciller en voyant la pertinence de son projet, madame est devenue une grande vendeuse de ces solutions aqueuses à l’africaine : bissap, tomidji, gnamakoudji, jus de passion, jus de mangue, jus d’orange, jus d’ananas, jus de pamplemousse, jus de corossol, jus de goyave, jus de banane…

Il n’y a pas de jus que mon épouse ne vende pas. Elle est la seule dans ce pays à avoir vraiment innové dans ce domaine d’activité, en proposant une pléthore de ses solutions aqueuses. Je ne peux qu’être fier de l’entrepreneure qu’elle a su devenir.
  
Ce jour-là, ma femme et moi étions à la maison lorsque nous reçûmes notre surprise du siècle : la visite de notre voisin Digbeh.

Quoi ? Digbeh est venu nous visiter ? Alors que depuis vingt ans, nous ne nous adressions plus la parole après qu’il eut appris que je faisais la cour à sa fille de 17 ans. Un scandale avait éclaté à l’époque. Digbeh m’avait traité de tous les vilains noms, de monstre, de pédophile. Lorsqu’il m’avait pris à partie en m’humiliant en plein quartier sous le regard de tous, au lieu de fermer ma gueule, poussé par la colère qu’il avait générée en moi, j’avais riposté de la sorte :

« – Tu me lâches les baskets, Digbeh ! Est-ce que c’est de ma faute si ta fille, déjà à son âge, a le derrière et les rondeurs d’une femme de 30 ans ?

– Pédophile, en plus tu oses ! Tu n’es qu’un imbécile. Ne me pousse pas à aller porter plainte au commissariat !

– Cours porter ta plainte ! Auprès de qui ? Tu n’es pas au courant que le commissaire-là même, c’est une gamine de 18 ans qui l’appelle bébé ? Tu es le seul au monde à ne pas savoir que le monde a changé ! Digbeh, quand un fruit est mur, on le cueille. Ou il finit par tomber tout seul.

– «Pédophile ! Je préfère que tu laisses ma fille tomber toute seule que de la pourrir ! En plus d’avoir eu des intentions sadiques, tu es d’une arrogance pathétique. Tu dois souffrir de sérieuses pathologies. Mais ne t’en fais pas, tu finiras dans les méandres de l’enfer !»

  J’aurais peut-être digéré cette altercation avec Digbeh s’il s’était limité qu’à moi et à certains riverains spectateurs. Au lieu de cela, à mon insu, il était allé voir ma femme pour la mettre au courant de ma tentative d’infidélité. Cette dernière ne m’avait guère fait de cadeau à mon retour du travail. Pour rien au monde je ne pouvais pardonner cette violation des règles de la guerre de mon voisin. Oui, la guerre a des règles. Les palabres de quartier aussi. Digbeh avait trucidé l’éthique de sorte à m’exposer à la vindicte de mon épouse :

– «C’est avec la fille de Digbeh qui est née hier-là que tu veux sortir maintenant ? m’avait craché à la face ma femme en me frappant la tête avec une assiette en caoutchouc. Si tu veux m’humilier, moi à qui tu as mis la bague au doigt, fais le au moins avec une femme majeure et non avec une fillette qui a l’âge de ta fille ! Tu es sans cœur. Tu es un lâche, un vanupied !»
  
    Ma femme avait mis des semaines avant d’arriver à me pardonner l’incident. Depuis lors, je suivis son conseil dans mes libertinages. Je la trompais uniquement avec des femmes matures, tout en restant prudent pour qu’aucun vent de ma duplicité ne lui parvienne.

    Que venait donc faire Digbeh chez moi, vingt ans après ma tentative d’aguicher sa fille ? Une fille qui avait fini par se faire enceinter quelques temps plus tard par un apprenti-gbaka ! C’était pour ça donc qu’il voulait la protéger ? Contre les plaidoiries d’un homme marié et responsable, pour finalement tomber si bas ? Quel idiot, il avait été ! Car moi, au moins, j’aurais touché sa fille le chapeau sur le zizi. Et même si le pire arrivait, ne valait-il pas mieux pour cette gamine qui n’avait de matière grise que ses cellulites de se faire engrosser par un homme marié, fonctionnaire d’État et responsable, plutôt que par un apprenti-gbaka vulgaire à l’avenir hypothéqué ?

   Que venait-il faire chez moi, ce Digbeh, alors qu’il y a vingt ans de cela, après m’avoir maudit, il avait juré sur la tombe de ses aïeux qu’il ne m’adresserait plus la parole, à fortiori mettre les pieds dans mon salon. Oui, moi non plus, je n’étais guère resté de marbre. Je l’avais aussi maudit pour être allé parler de nos querelles à ma femme. Et comme je ne maudis jamais une personne sans que cela n’agisse, quelques mois plus tard, Digbeh, qui travaillait comme balayeur dans un restaurant, avait été renvoyé ! À ma grande joie. Quand j’appris la bonne nouvelle, je doublai la popote pour que ma femme nous mette du poulet dans la sauce. Elle ne pouvait pas comprendre pourquoi après tant d’années, nous mangions enfin du poulet, nous qui ne consommions que cochon pour être économiques. La curieuse ! Elle m’avait tellement interrogé que j’avais fini par lui mentir que c’était pour célébrer nos longues années de mariage.
   
   Mais après toute cette période où Digbeh et moi nous regardions en chien de faïence, où aucune tentative de réconciliation opérée par nos amis ne portât de fruits, mon ennemi de voisin qui avait juré préférer la mort à me parler, était entré dans ma cour, s’était assis dans un fauteuil de mon salon avec ses grosses fesses ! Que se passait-il ?

– «Que me vaut l’honneur de ta visite miraculeuse ? questionnai-je Digbeh alors qu’il était perdu dans un silence et une gêne manifeste. Salima ! Salima ! Apporte de l’eau à tonton.»

C’était ma fille de 30 ans que j’appelais.

– «Non, je n’ai pas soif, Soumahoro. Merci beaucoup pour l’eau. »
 
Par un signe des yeux, il dissuada ma fille de se diriger vers le frigo.

Digbeh s’amusait inlassablement avec ses doigts en jetant des regards vides vers le toit plutôt que de nous regarder, ma femme et moi. Quelque chose n’allait pas. Si ce voisin rancunier au gros cœur a transgressé son juron, c’est qu’il en a été contraint. La chose qui l’amenait, le dépassait.

– «Que nous vaut l’honneur de ta visite, voisin ? insista ma femme après moi.»
  
   Enfin, après des gestes tergiversateurs, Digbeh ouvrit la bouche :

– «Voisin Soumahoro, commença-t-il d’un ton timide, si je suis venu te voir, c’est parce que j’ai besoin de vous. D’abord, je te présente mes excuses pour notre malentendu d’une vingtaine d’années. Oublions ça comme des adultes, et passons à autre chose. Il y a trop longtemps que nous ne nous parlons plus. Ce n’est pas bien. La deuxième chose, c’est l’objet de ma visite. Tu sais que j’ai perdu mon travail depuis des siècles maintenant, et que depuis lors, je n’ai plus obtenu d’emploi. Mais voisin, les nouvelles sont bonnes pour moi à présent. J’ai parcouru beaucoup de sociétés jusqu’à avoir récemment une proposition de travail. On me propose d’être gardien dans une entreprise. Mais avant de valider mon dossier, les patrons m’ont demandé d’apporter du JUS DU CIEL. Pendant une semaine, j’ai frappé à la porte de toutes les vendeuses de jus. Aucune n’a ce fameux JUS DU CIEL. Et comme je sais que ta femme ne manque d’aucun jus, il m’a fallu venir vous voir absolument pour l’obtenir. Si je ne le fournis pas cette semaine, je risque de perdre le poste.»
  
  Ma femme et moi étions confus. Les propos de Digbeh nous laissaient interrogateurs. De quoi parlait-il ? Nous le regardions, hagards.

– «JUS DU CIEL, qu’est-ce que c’est ? interrogeai-je Digbeh. C’est vrai que ma femme a un peu de tout, du gnamakoudji, du bissap, jus de mangue, d’ananas, de pamplemousse, etc. Mais elle n’a pas le jus du ciel. Et je me demande bien ce qu’une entreprise peut faire avec du jus. En quoi a-t-elle besoin de cela pour embaucher quelqu’un comme gardien ?»

– «Voisin Soumahoro, renchérit Digbeh, je me posais aussi la même question. Mais après je me suis dit que les patrons voulaient se désaltérer. Et puis, ils ne m’ont pas demandé petit hein. Ils m’ont exigé jusqu’à un CASIER JUS DU CIEL !»
– «Un casier quoi ?»
– «Un casier jus du ciel.»

  Je regardai Digbeh en souriant, puis en riant. Car j’avais finalement compris. Un bété analphabète a beau duré à abidjan, venu du village, il resterait toujours bété, hébété, taraudé par certaines expressions françaises ambiguës.

– «Digbeh.»

– «Oui Soumahoro.»

– «Ce n’est pas JUS DU CIEL. Ton entreprise te demande plutôt un CASIER JUDICIAIRE. Ce n’est pas avec ma femme que tu peux l’avoir d’autant plus qu’il s’agit d’un document juridique. C’est au palais de justice que tu peux établir ce papier.»

   Embarrassé, Digbeh écouta mes explications jusqu’à en avoir bonne compréhension. Il devait s’en vouloir d’avoir transcendé son orgueil pour quelque chose qui n’en valait même pas la peine. Pour une mauvaise interprétation d’une locution nominale, il avait éperonné son juron pour venir me saluer vingt ans après notre dispute.

                                       *
   Trois jours après notre entrevue, Digbeh revint me voir.

– «Voisin, merci beaucoup, me dit-il. J’ai pu avoir mon casier judiciaire. Je commence à travailler dès la semaine prochaine. Mon dossier a été validé !»

  
Je sortis mon plus beau vin du tiroir à l’honneur de Digbeh dont une incompréhension langagière avait réussi à nous réconcilier, là où les hommes avaient échoué.

Louis-César BANCÉ

#LCB

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Commentaires

Sindou Komenan
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Un acte très anodin pour nous conduire à la table du vivre ensemble. Merci de nous l'avoir signifié.