Un apprenti généreux

Article : Un apprenti généreux
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5 août 2021

Un apprenti généreux

Ce matin-là, sorti tôt, je n’avais pas de monnaie. Comment je m’étais arrangé pour n’avoir que 10.000 francs sur moi ? J’étais mal barré. Tous les gbakas qui passaient refusaient de me prendre :

  • À 5 heures du matin-là dix krikas ? 10.000 pour transport 200 ! C’est quelle foutaise ça là ? rugissaient les apprentis en continuant leur route. Je scrutais désespérément les alentours. Les commerces étaient tous fermés. Impossible de faire donc un achat pour avoir la monnaie. Les gbakas continuaient de défiler et de refuser de m’embarquer avec mon gros billet.

Cinq heures 42. Un énième massa gara devant moi. L’apprenti, comme tous les précédents, avait cette chanson à la bouche :

  • «Avec la monnaie hein ! Montez avec la monnaie. » Il me regarda. J’étais hésitant à l’approcher. Fatigué de me faire rabrouer par ses collègues, j’étais devenu timide. Tout d’un coup, il bondit vers moi :
  • «Côrô c’est comment ? Tu béou non ?
  • «Oui, mais je n’ai pas de monnaie. J’ai 10.000 francs.»
    Le jeune balanceur baissa la tête vers le billet entre mes doigts. Il leva ensuite la tête pour me fixer pendant quelques secondes avant de se prononcer :
  • «Faut monter !» Émerveillé, je détalai comme un enfant pour me positionner dans le gbaka. C’était la première fois que je sortais de chez moi sans avoir de jeton. D’habitude, je préparais la monnaie la veille…
    Arrivé à ma destination, au terminus, je tendis le billet de 10.000 francs à l’apprenti. Je n’en revins pas lorsqu’il refusa de le prendre :
  • «Non non. Tu peux partir. Je ne t’ai pas demandé de monter avec ce billet pour t’encaisser. C’est gratuit pour toi.»

Je regardai l’apprenti en fronçant les sourcils. Il m’avait touché ! J’étais subjugué. J’aurais été une femme que déjà il avait marqué d’importants points pour me  »mougou ». Je lui dis merci en mémorisant son visage dans ma tête. Mon cerveau avait photographié sa face si aimable. Je lui souris en m’en allant…

                          *****

Environ quatre mois après. Cette après midi. Je suis arrêté sur un trottoir, attendant un gbaka.

  • «Montez avec la monnaie montez avec la monnaie !
    À mon signal, l’apprenti fait garer son massa devant moi. Je monte dans le véhicule en souriant, ayant reconnu le balanceur qui m’a fait monter gratuitement dans sa voiture un matin. Quand nous arrivons à destination, je lui tends un billet de 5.000 francs. Le jeune homme prend l’argent, hésitant. Il s’aperçoit que j’ai plein de jetons dans la main. Il me le fait remarquer :
  • «Ayi môgô ? C’est comment ? Tu as beaucoup de monnaie dans ta main comme ça et puis tu me donnes 5.000 ?»
  • «Si si, je sais. Je t’ai donné ce billet exprès, pour que tu gardes la monnaie.»

L’apprenti fronce les sourcils sans vraiment comprendre :

  • «Comment ça, je garde la monnaie. La monnaie des 5000 là ? Le transport est 200 hein…»
  • «Oui, c’est ton cadeau. Tu te rappelles qu’un matin bonheur, j’avais un billet de 10.000 francs, et tu m’as conduit à ma destination sans me prendre 5 francs ?»
    Le jeune homme sourit, les mains au dessus de sa tête…
  • «Eh !!! Fait-il, la bouche grandement ouverte tel Dougoutigui-Lôbbè. »

** *
Dès ce matin où il me rendit service, je m’étais promis de lui être reconnaissant, un jour…

Louis-César BANCÉ

( Gbaka : minicar de transport en commun à Abidjan

Apprenti, balancer : Travailleur chargé de faire monter les passagers dans le minicar et d’encaisser l’argent du transport

Tu béou ? : Tu pars, en argot ivoirien

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