Drôle de souvenir musical

Article : Drôle de souvenir musical
Crédit:
11 mai 2022

Drôle de souvenir musical

À la faveur du mémorial Bob Marley de ce 11 mai, je vais vous raconter une anecdote du temps où j’étais artiste en herbe évoluant dans le genre reggae..

En 2005, j’étais un reggaephile. Avec les dreads dégoulinant sur le cou comme certaines stars de la musique made in Jamaïque.

Nous sommes à Williamsville, un quartier d’Abidjan. Je ne fais rien d’autre que de la musique. Pas facile d’être un artiste en herbe. D’être un faiseur de reggae surtout dans un pays englouti par le coupé-décalé. Je m’accroche à mes rêves de gloire et de star. La seule question difficile à résoudre cependant, est celle du gagne-pain quotidien. Il m’arrive de finir la journée sans n’avoir rien mangé. C’est terriblement dur. Je suis chétif comme un fagot sec. Et un matin, un vieux père du quartier, connu pour ses affinités avec le milieu politique, m’approche :

– Mon petit Bance Glory, comment ça va. Tu as ta maquette non ?
– Oui, grand frère.
– Bon, apprête-toi. Je vais te mettre sur un gombo. À 11 heures pile, viens au terrain de Williamsville, tu vas  »gbayer » pour nous. Ce qui est sûr c’est que tu auras un petit cachet. Je te promets que ça ne sera pas moins de 20.000 francs.
Je suis très heureux en pensant au petit cachet auquel le vieux père a dit que j’aurais droit. Vingt balles, c’est une fortune pour un  »artiste levant » ! En ces temps de galère, ça tombe à pic pour me rehausser le moral. Tout à l’honneur de mon estomac forcé à des longs jours de jeûne.

Vite, je prends ma douche, enfile un pantalon jean déchiré ainsi qu’un tee-shirt treillis. Design militaire. Pas mal. Je me regarde dans le miroir. Je souris. Je ressemble à Lucky Dube. J’ai l’air d’une véritable star. Je prends mon CD sur lequel sont gravés six de mes chansons. C’est avec ça que je vais chanter sur le lieu de la prestation, en playback. À 11 heures moins dix, je suis à l’espace indiqué. Au grand terrain de Williamsville. Une dizaine de bâches ont été installées pour contrer le soleil qui pointe. En dessous, des centaines de personnes confortablement assises sur leurs chaises. Devant la banne principale, aux premières loges, des autorités du pays, parmi lesquelles, je reconnais Monsieur Djedji Amondji Pierre, gouverneur du district d’Abidjan. Wahou. J’en suis impressionné. La présence d’une telle personnalité signifie qu’avec un peu de chance, mon cachet pourrait se retrouver avec un supplément. Dans ma petite tête, je commence à compter des tas de billets de 10.000 francs. En tout cas, j’aurai plein de sous aujourd’hui.

Le maître de cérémonie s’exprime au micro. Il annonce les couleurs de la cérémonie. Haha. Il s’agit d’un meeting du Front Populaire Ivoirien. Tant mieux. C’est le parti au pouvoir. Ils ne lésineront donc pas à mettre la main à la poche pour un artiste, fût-il en herbe.

Après les premières oraisons politiques closes par un discours de Djedji Amondji Pierre, le maître de cérémonie annonce la prestation des artistes. Le vieux père qui m’a invité m’a assuré de mon passage. D’ailleurs, je suis avec mes collègues chanteurs, près du Disc Jockey, à la régie. Ils sont tous des artistes confirmés. Certains encore en vogue. C’est peut-être la raison pour laquelle ils tiennent tous des cannettes de bière et de sucrerie alors que rien ne m’a été servi, à moi. En plus, personne ne s’est préoccupé de me donner ne serait-ce qu’un tabouret où m’asseoir. Je suis le seul artiste arrêté comme un bois. Pas grave, je prends mon mal en patience.

Au milieu, sur la scène, le premier Dj est en prestation. Accompagné de deux danseurs, ils cassent la barraque. Impressionnant ! Les militants présents, ne peuvent s’empêcher de se trémousser. Les autorités applaudissent et rient, visiblement amusés et enjaillés. Les artistes parviennent si bien à les transporter qu’ils leur jettent des billets de banque. Les danseurs profitent de leurs accrobaties pour ramasser l’argent qui pleut à leurs pieds, les empochant avec art. Quels danseurs fous ! Il ne serait pas exagéré de dire qu’ils ont cueilli au moins 100.000 francs au cours des  »travaillements ». Un additif à leurs cachets. Deux autres Dj passent sur scène en bénéficiant du même accueil. C’est l’euphorie. Le public raffole de leurs pas de danse. L’argent neige à nouveau. Ces instants pendant lesquels je me parle intérieurement : « Éhé, si moi aussi j’étais Dj et savais danser, c’est sûr qu’on allait  »travailler » beaucoup d’argent sur moi 🥺…»

Perdu dans mes monologues, j’entends soudain le maître de cérémonie qui m’annonce :

– Celui qui va venir est un enfant d’Adjamé et de Williamsville. Il a même dédié une chanson à notre commune. Franchement, il chante bien. Il ne vient pas pour vous faire danser comme les Dj, car c’est un fils de Jah. Les fils de Jah sont des porteurs de messages forts. Alors ouvrez bien vos oreilles. J’appelle sur la scène, Bance Glory !

Une photo rétro de moi du temps où j’étais à fond dans la musique. Mon nom d’artiste était Bance Glory. Crédit : LCB

Je cours en faisant gambader les genoux au niveau de la poitrine. Tel un grand reggaeman. Comme si je suis la star qu’on attend dans un stade archicomble. Au milieu de la scène, le MC me donne le micro pour mimer ma chanson. Je m’étais entendu avec le régisseur. Il balance mon CD, titre 4.
Pendant les premières secondes de ma prestation, en entendant la musique reggae, l’un des organisateurs apparaît devant moi, m’arrache le micro et s’adresse à l’assistance :

– Je dis oh, qui a invité reggae ici ? Ici-là, on est venu pour s’amuser et danser on n’est pas venu pour réfléchir. Dj, faut couper, faut couper !

Ma chanson n’a pas fait dix secondes qu’elle a agonisé à la platine. Silence. Puis j’entends venant du public : « Descends ! On veut Dj là. Quel wé de reggae même ? Descends !»

Tout honteux, je quitte la scène. Mais avant de m’en aller, je m’approche doucement du vieux père qui m’a invité, et lui murmure :

– Côrô, c’est comment par rapport à mon cachet. Je vais partir, gère-moi en même temps ?

– Quoi ? Toi aussi, petit ! Quelque chose tu n’as même pas chanter là même et puis tu demandes l’argent. Ayi ?

– Vieux père, c’est toi qui m’a invité ici, hein. Moi j’ai laissé d’autres vrais gombos pour venir ici. C’est comment, faut sciencer. Et puis, normalement on devait faire passer reggae avant Dj. L’ordre de passage n’a pas été du tout intelligible. Vous finissez de chauffer sang du public avec musique chaude et juste après ça, vous appelez un artiste d’un genre contraire. Comment ça peut aller. Bon, c’est fini de toute façon.

– Ha, donc tu reconnais que tu n’as pas chanté, non ? Et puis tu veux l’argent.

– Vieux père, l’essentiel c’est que j’ai honoré le contrat par ma présence. Faut sciencer.

Le vieux père me regarde d’un air sévère. Puis, il jette 500 francs dans ma main en me tournant le dos non sans me dire ceci :

« C’est pas mieux tu vas laisser reggae-là pour aller faire clicata-clicata-panpanhou ? »

L’instant d’après, je suis au restaurant de *Mamie Placali. Jah ! …

Louis-César BANCÉ

*****

*Vieux père : manière respectueuse d’appeler un aîné, dans le jargon ivoirien

*Mamie Placali : Restaurant du quartier où une commerçante vend du placali, un mets prisé par les Ivoiriens

Partagez

Commentaires