Le compagnon criminel

Article : Le compagnon criminel
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31 mai 2022

Le compagnon criminel

Papa pouvait fumer plus de cinq paquets de cigarettes par jour. Il avait fait de la cigarette une sujétion, une subordination, une dépendance. C’était la principale raison de disputes intempestives, sempiternelles, entre maman et lui. Mère rageait de voir son époux s’amenuiser ainsi la vie, à petit feu. Elle avait mal de l’entendre tousser, de le voir tellement amaigri et devenu si chétif ! La nicotine, comme un cannibale, avait visiblement bouffé une grande partie de la chair de son homme dont on voyait les os derrière la peau étroite, comme s’il n’était plus qu’un squelette éligible pour un tombeau. Malgré les récriminations et protestations de maman, père continuait de fumer à la maison, royalement, les pieds croisés parfois au dessus du divan, la main dans un interminable ballet dans le creux de son cendrier en argent blanc, son cendrier qu’il cajolait comme un diamant blanc.
       
Un jour, papa qui se croyait invulnérable, fut soudainement cloué au lit par une maladie. On l’emmena à l’hôpital. Le docteur fut formel lorsqu’il déclara ceci à maman : « Ses poumons sont vraiment affectés. Pneumonie. On va engager un traitement, mais il faut qu’il arrête complètement et immédiatement de fumer, sinon il pourrait en mourir.»

Après quelques jours d’hospitalisation, le malade regagna son domicile. Là, à la maison, maman, très rebellée, gronda son mari. Elle lui rappela la mise en garde du médecin et  réaffirma ce qu’elle lui avait sans cesse réclamé et qui finissait toujours par des prises de becs :

-Tu vas arrêter avec la cigarette, bon sang ! Tu vas arrêter de te détruire, merde à la fin ! Et plus jamais je ne veux te voir fumer dans cette maison. Non content de t’empoisonner, tu veux nous infecter, les enfants et moi. Quand on t’en parle, ça devient la guerre. Tu montes sur tes chevaux comme si te dire de ne plus fumer c’est te vouloir du mal. Tu vas devoir marcher sur mon corps désormais pour fumer dans cette maison. Plus jamais !
    
-Chérie, tu vois bien que j’ai arrêté de fumer, se défendit le chef de famille. Je te jure sur ma vie et sur Dieu que plus jamais je ne toucherai à la cigarette. Comment voudrais-tu que je fasse pareille ineptie après surtout le dernier conseil du docteur ? Sa mise en garde, cet avertissement ultime, m’a fait prendre conscience. Le tabac et moi, c’est le divorce consommé !
    
Papa semblait sincère dans la verve avec laquelle il s’exprimait. On le sentait déterminé, résolu. Il tenait à prolonger ses jours, à ne pas faire d’orphelins si tôt… Cependant, maman le soupçonnait toujours de trahir son engagement. C’est vrai qu’il ne fumait plus à la maison, mais mère était certaine que père se cachait pour fumer. Il sentait la cigarette lorsqu’il revenait de ses promenades, malgré les bonbons mentholés qu’il suçait comme un garçonnet pour changer son haleine.
  
-Éeeh mon mari, tu fumes toujours, non ? disait présomptueusement maman. Mais le jour je t’attrape ! Si je t’attrape, tu auras chaud avec moi, dèh !
    
-Je te jure que je ne fume plus ! D’ailleurs, approche le nez et sens mon haleine, répondait papa en faisant haa, ouvrant grandement la bouche en y expirant de l’air, certain que l’odeur du bonbon mentholé le blanchirait. 

Maman n’y voyait qu’une trahison de son haleine. Le bonbon ne pouvait éradiquer le passage du tabac trop teigneux et capricieux. Mais mère, déçue de ce que son époux semblait ne pas saisir l’imminence du danger qui le guettait, attendait de L’ATTRAPER…

Et un soir, papa mit plus de temps que d’habitude dans les toilettes. Inquiète, maman força la porte en faisant sauter le poignet avec son pilon de mortier. Elle découvrit son mari, les yeux figés et ouverts regardant le plafond, les pieds croisés sur le vase du W-C et la tête levée, une cigarette à la bouche, souriant, la fumée montant vers la toiture, comme si c’était son âme qui serpentait vers le ciel. Elle l’avait finalement « attrapé », pris la main dans le sac avec cette CIGARETTE TRIOMPHANTE par dessus ses lèvres asséchées. Elle avait attrapé sa dépouille mettant à nu ses gros mensonges et ses jurons théâtraux. Maman cria, pleura toute sa rage et sa douleur de veuve : le meilleur compagnon de son époux avait fini par l’emporter. Papa, mort, assassiné par son compagnon adulé.

Ce compagnon criminel, après une remarquable mission accomplie, continue sa marche. La vie continue pour lui, les challenges destructifs aussi. Si vous fumez, vous êtes certainement dans son collimateur. Et c’est peut-être vous, sa prochaine victime ?  C’est à vous de décider, dès cette seconde.
    
Louis-César BANCÉ
#LCB

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Commentaires

LCB
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Aujourd'hui, 31 mai, c'est la journée internationale de la lutte contre le tabac. 🥰🙏🏼